DESTINEE:::
Les peintures sont d'Auguste Chabaud -un de mes peintres provençaux préférés-. Si vous allez en Arles, chercher le petit village de Graveson où le seul musée est à la mémoire de son peintre. Chabaud s' est fixé à Graveson en 1919 au Mas de Martin.
Le Petit Chose, c'est un livre que j'avais lu très jeune, quasiment en même temps que le journal d'Anne Frank, ils m'ont laissé tout deux, une empreinte marquée...qui m'amène à penser que, malgré les choix que l'on suppose "mauvais", ces mêmes choix ne se font tout de même pas, par hasard.
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Ce qui me frappa d'abord, à mon arrivée au collège, c'est que j'étais le seul avec une blouse, À Lyon, les fils de riches ne portent pas de blouses ; il n'y a que les enfants de la rue, les gones comme on dit. Moi, j'en avais une, une petite blouse - j'avais l'air d'un gone. . . Quand j'entrai dans la classe, les élèves ricanèrent. On disait : « Tiens ! il a une blouse ! » Le professeur fit la grimace et tout de suite me prit en aversion. Depuis lors, quand il me parla, ce fut toujours du bout des lèvres, d'un air méprisant. Jamais il ne m'appela par mon nom ; il disait toujours :
« Hé ! vous, là-bas, le petit Chose !» Je lui avais dit pourtant plus de vingt fois que je m'appelais Daniel Ey-sset-te. . . À la fin, mes camarades me surnommèrent « le petit Chose », et le surnom me resta. . .
Ce n'était pas seulement ma blouse qui me distinguait des autres enfants. Les autres avaient de beaux cartables en cuir jaune, des encriers de buis qui sentaient bon, des cahiers cartonnés, des livres neufs avec beaucoup de notes dans le bas ; moi, mes livres étaient de vieux bouquins achetés sur les quais, moisis, fanés, sentant le rance ; les couvertures étaient toujours en lambeaux, quelquefois il manquait des pages. Jacques faisait bien de son mieux pour me les relier avec du gros carton et de la colle forte ; mais il mettait toujours trop de colle, et cela puait. Il m'avait fait aussi un cartable avec une infinité de poches, très commode, mais toujours trop de colle.
Le besoin de coller et de cartonner était devenu chez Jacques une manie comme le besoin de pleurer. Il avait constamment devant le feu un tas de petits pots de colle et, dès qu'il pouvait s'échapper du magasin un moment, il collait, reliait, cartonnait. Le reste du temps, il portait des paquets en ville, écrivait sous la dictée, allait aux provisions - le commerce enfin.
Quant à moi, j'avais compris que lorsqu'on est boursier, qu'on porte une blouse, qu'on s'appelle « le petit Chose », il faut travailler deux fois plus que les autres pour être leur égal, et ma foi ! le petit Chose se mit à travailler de tout son courage.
Brave petit Chose ! Je le vois, en hiver, dans sa chambre sans feu, assis à sa table de travail, les jambes enveloppées d'une couverture. Au-dehors, le givre fouettait les vitres. Dans le magasin, on entendait M. Eyssette qui dictait.
« J'ai reçu votre honorée du 8 courant. » Et la voix pleurarde de Jacques qui reprenait :
« J'ai reçu votre honorée du 8 courant. » De temps en temps, la porte de la chambre s'ouvrait doucement : c'était Mme Eyssette qui entrait.
Elle s'approchait du petit Chose sur la pointe des pieds. Chut !. . .
« Tu travailles ? lui disait-elle tout bas.
- Oui, mère.
- Tu n'as pas froid ?
- Oh ! non ! » Le petit Chose mentait, il avait bien froid, au contraire.
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Alphonse Daudet
Né à Nîmes dans le Gard -1840/1897-
Auguste Chabaud
Né à Nîmes -1882/1955-
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